Par Frédéric Jugé, Directeur Associé 37.5, Expert et Formateur en Excellence Opérationnelle.
« Je suis votre client interne ! ». En d’autres termes, à peine voilés : vous faites ce que je demande parce que je suis le client et vous le fournisseur.
Cette phrase mortifère, maintes fois entendue peut se décliner de multiples façons : le marketing est client de l’informatique, la production est cliente des achats, les managers sont les clients des RH, etc…
Le concept de « client interne » a émergé dans les années 90. L’idée générale était de formaliser un « contrat de service » entre différentes parties de l’entreprise, de façon à délivrer un service ou un produit optimal au client final. L’idée d’excellences locales produisant une excellence globale, grâce à une véritable relation client/fournisseur interne, a longtemps semblé vertueuse.
En théorie, ça fonctionne. Dans la vraie vie, un peu moins.
Le mythe du client interne
L’entreprise est comme un tabouret dont la stabilité repose traditionnellement sur 3 pieds : les clients, les actionnaires, et les employés. La notion de client est donc assez simple : il s’agit de celui qui paie le service ou produit fabriqué, et donc les salaires. C’est tout.
Il faut toutefois affiner cette définition. Celui qui paie est parfois prescripteur, et le véritable client est le consommateur, même s’il ne paie pas. Par exemple, un chien est le premier client du fabricant de croquettes. Car si son maître est bien celui qui paie, il cessera d’acheter si le chien n’aime pas les croquettes.
Or, dans une entreprise, la production ne paie pas les services des RH. Pas plus que la finance ne paie les services de l’informatique. On m’objectera probablement que des fameuses « clefs de répartition » analytiques permettent de mettre en place une relation client/fournisseur interne. Il n’en est rien. Ces clefs sont souvent calculées au prorata du nombre de personnes, ou même des m² utilisés, et rarement à l’acte. Donc, rien qui ne s’apparente à une relation client/fournisseur. D’autre part, l’argent ne fait que passer d’un compte comptable à un autre, d’une poche à une autre. Et ne vient pas augmenter le CA de l’entreprise, à la différence du « vrai » client externe.
La frontière de l’entreprise
On appelle « frontière de l’entreprise » ceux qui sont en contact direct avec les clients. Qu’il s’agisse d’un livreur, d’une caissière, d’un commercial ou d’un agent dans un centre d’appel. Tous ces employés servent directement les clients, sans filtre. Ils sont la première ligne, ceux qui vont procurer au client une expérience exceptionnelle… ou lamentable.
Quand on quitte cette frontière, on s’éloigne du client. Et pour nombre de services dits « support », le client devient un concept parfois vaporeux. Et les collaborateurs de ces équipes n’ont en général jamais approché et encore moins échangé avec un « vrai » client, qu’ils se targuent pourtant de connaître.
Dans une société d’assurances, lors d’une réunion de lancement d’une mission, nous avons demandé aux 19 participants la date à laquelle ils avaient réellement rencontré un client, en vrai. Sur les 19, seuls 3 commerciaux pouvaient relater une expérience récente, les autres – tous les autres – n’avaient pas rencontré un client depuis des années. En revanche, tous connaissaient leurs « clients internes »
Le mystérieux client interne brouille donc les cartes. On explique à l’informatique, aux équipes RH ou comptables qu’elles ont ainsi de multiples clients internes qu’elles doivent servir, mais – plus grave – en mettant au second plan les clients de l’entreprise. Et leurs indicateurs de performance ne matérialisent souvent qu’une prestation interne et non leur contribution au client final.
Qui est prioritaire ?
L’idée que ceux qui ne sont pas en contact avec les « vrais » clients doivent servir des clients internes, est pernicieuse. Elle génère de la frustration, dilue la perception du client final au sein des équipes et conduit à une médiocrité organisationnelle.
Ce concept met sur un même plan le client interne et le client externe. Mais quels sont les besoins à satisfaire prioritairement ? ceux de l’interne ou ceux de l’externe ? Les conséquences des défaillances sur ces deux typologies de client sont-elles comparables ? Bien sûr que non.
Imagine-t-on un basketteur pendant un match hurler à un autre joueur de son équipe : « Jean-Mi, je suis ton client interne ! fais-moi la passe » ? Un pilote d’une écurie de Formule 1 est-il le client interne des mécaniciens ou des ingénieurs ? Bien sûr que non. Dans un cas comme dans l’autre, ils appartiennent à une équipe et sont tous contributeurs du succès (ou de l’échec) de l’équipe.
Il ne faut pas se tromper : c’est bien le client externe qui paie les salaires, et non le mystérieux client interne. Ce sont les besoins du client final qui sont à prendre en compte prioritairement, et toute l’entreprise ne devrait travailler que pour lui.
Warren Buffet expliquait que vue d’un client, l’expérience est « sans couture » et que les clients « attendent de la cohérence de la part des différents acteurs » qui composent cette expérience. Il estime donc qu’il faut adopter « une vue longitudinale de l’expérience totale pour repérer les incohérences ».
Mettre en place une relation client/fournisseur interne ne fait au contraire que renforcer les silos de l’entreprise dont on connaît les effets désastreux : guerre de clochers, luttes de pouvoir, équipes pléthoriques, et bien sûr, oubli du client final ballotté. La spécialisation des équipes est nécessaire, mais les silos le sont beaucoup moins.
Alors, faut-il tuer le client interne ?
Oui et non. En dépit de ce réquisitoire, le client interne a fait évoluer les entreprises en sensibilisant à la culture client les activités du cœur de l’entreprise. Mais il faudrait davantage développer une culture du service. Car parler de client interne, c’est se tromper de client. Cela induit confusion, tensions entre services et n’apporte que rarement un bénéfice concret à l’entreprise. Pire, cela s’avère souvent contre-productif. Plutôt que de parler de client interne, il est préférable de rapprocher tous les collaborateurs du client, du vrai client. Comment ?
En incluant par exemple dans les indicateurs, des éléments qui reflètent leur contribution à l’expérience client. Par exemple, plutôt que d’animer la finance sur un délai de clôture comptable, imaginez plutôt un indicateur du taux d’anomalies dans les factures émises.
En incarnant le client via des histoires concrètes. Chez Michelin par exemple, on voyait des fiches cartonnées affichées dans les ateliers, format carte postale (la surface de contact d’un pneu), sur laquelle figurait une phrase du genre « C’est à cette surface que nos clients confient leur vie ». Il y a toujours une vraie fierté des collaborateurs à voir le produit ou le service de leur entreprise dans la vraie vie. Cultivons-la !
Alors que j’observais un ouvrier fabriquer un volet roulant dans une entreprise, je constatais que certaines agrafes étaient fixées de travers. Lorsque je lui en fis la remarque, il me répondit : « tu sais, pour moi c’est un volet parmi tant d’autres ». Certes, mais pour le client qui a payé 2000 €, ce n’est pas un volet, c’est LE volet. Et c’est cette perception client qui doit constamment être rappelée et animée.
Même chose dans une entreprise d’incinération pour animaux de compagnie, où la mise en place d’un livre d’or (consultable par tous les employés) sur lequel les propriétaires pouvaient laisser quelques mots de remerciements a profondément changé les mentalités. Manipuler et incinérer des cadavres d’animaux n’était plus « juste un boulot ».
Tous contributeurs !
Il paraît tout à fait souhaitable que des « engagements de services » soient établis entre les différents secteurs de l’entreprise, mais pas sur un mode client/fournisseur, et toujours dans le même but : la satisfaction du client. De même, le fameux « Vis ma vie » peut être largement utilisé pour mieux comprendre les attentes et contraintes des autres contributeurs. Et ainsi trouver les meilleures façons de travailler ensemble pour le client final.
L’entreprise c’est donc une frontière où l’on interagit directement avec les clients (une « value zone » comme l’appelle Vineet Nayar, CEO de HCL), et un cœur au service de cette Value Zone. Chaque employé délivre ainsi une contribution directe ou indirecte à la satisfaction du client.
Comme le disait Edward Deming, « Soit on sert les clients, soit on contribue à l’activité de ceux qui les servent ». Mais en aucun cas, on n’est le fournisseur ou le client interne.
Nespresso a, par exemple, décliné une philosophie qui va dans ce sens : « le geste parfait ». Son Directeur Général explique ainsi que chaque étape du processus qui conduit à déguster un Nespresso contribue directement à l’expérience client : depuis la culture du café, jusqu’à l’accueil dans les boutiques, en passant par la torréfaction et la fabrication des dosettes. Le rôle du management consistant simplement à rappeler en permanence à quoi l’on contribue. Et à stimuler l’ingéniosité et les compétences des talents de l’entreprise.
L’excellence opérationnelle n’a pas d’autre ambition : une suite de « gestes parfaits », qui contribuent à une expérience client unique, et qui donne du sens à chaque collaborateur.
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